Legal Design : un buzz word, une association improbable ? Peut-être, mais aussi une tendance de fond. Les juristes s’intéressent de près au design, signe que ce dernier investit des univers nouveaux, larges et diversifiés !
En quoi consiste le Legal Design ? Pourquoi un tel engouement ? Quels impacts, concrètement ? Quelles disciplines du design sont concernées ? Tour d’horizon après notre émission Slash design consacrée au sujet qui a réuni Caroline Cottaz Cordier et Émilie Lorblanchet Ongaro, deux pionnières du Legal design en France.
Appliquer au droit les approches du Design Thinking pour le rendre intelligible et engageant, tel est l’objet du Legal Design. Cela peut consister à représenter ou synthétiser les productions juridiques pour les rendre accessibles à tous, mais aussi, à repenser dès l’amont la façon de les concevoir. L’objectif ? Réduire le fossé entre le droit et ses utilisateurs. Les utilisateurs ? Les abonnés en ligne, les multiples fonctions concernées au sein des entreprises clientes, les opérationnels et autres clients internes, les salariés, les usagers, les patients, les justiciables, les citoyens… La liste est longue !
Le droit est partout, y compris dans toutes ces Conditions Générales de Vente (ou CGV) que nous acceptons sans les lire, et pour cause : il nous faudrait 7h pour celles de la SNCF, 9h pour celles du Kindle Amazon ! Le mal n’est donc pas uniquement hexagonal. En 2017, une étude réalisée par le gouvernement britannique attestait que, parmi les 8-15 ans ayant un compte Instagram, 0% en avaient lu les Conditions d’Utilisation. Les choses ne sont guère plus simples en B to B, avec des contrats fleuves impliquant de multiples interlocuteurs.
Lors du Slash design organisé par Le Laptop en septembre 2022, les intervenantes ont partagé leur retour d’expérience respectif pour optimiser les processus de contractualisation au sein de grands groupes. Comme elles l’évoquent aussi, le champ d’action du legal design dépasse largement le périmètre de l’entreprise. Loi, traités, décrets d’application, etc., au vu des innombrables cadres réglementaires qui régissent nos vies, rendre le droit accessible à tous, et en premier lieu aux plus vulnérables, constitue un enjeu public majeur.
Les origines du legal design remontent à 2009, quand la designer Candy Chang parvient à réaliser un guide illustré à partir du mille-feuille réglementaire applicable aux 10 000 vendeurs de rue New-yorkais, dont huit sur dix maitrisent imparfaitement l’anglais. En 2013, Margaret Hagan, juriste et designer, théorise la discipline au sein du Legal Design Lab créé à Stanford. Professeur en droit et en design au sein de la prestigieuse université, cette figure emblématique travaille aussi avec son équipe du Lab ”pour concevoir une nouvelle génération de produits et services juridiques aux intersections du design centré utilisateur, de la technologie et du droit.”
Comme pour d’autres pans du Design, la dynamique semble bel et bien enclenchée. En témoigne notamment le Legal design program présenté lors du Slash Design par Caroline Cottaz Cordier, Directrice juridique adjointe : au sein du groupe Atos, elle s’attache avec son équipe à “créer des solutions juridiques digitales innovantes centrées sur l’utilisateur et les besoins des clients internes”. Depuis 2019, une cellule de juristes et de designers a aussi pour vocation de stimuler l’innovation en la matière chez Ubisoft. À l’heure où nous écrivons ces lignes, le leader du jeu vidéo recrute un Legal UX designer pour “sous la responsabilité du Head of Legal Innovation, jouer un rôle clé dans l’intégration de l’état d’esprit, des méthodes et des outils design dans chaque production et action de l’équipe juridique”.
Amurabi, Imagine Legal Design, Juridy, Lexclair, DcoD… les prestataires se multiplient – pardon pour ceux que l’on oublie – proposant notamment des offres packagées. Avec LUX (pour Legal User Experience) Émilie Lorblanchet Ongaro s’adapte à chaque client pour aider les équipes de juristes et designers à collaborer et co-créer des documents ou processus juridiques.
La plupart des agences spécialisées proposent des formations courtes, les organismes généralistes leur emboîtent le pas, les éditeurs juridiques (comme Lamy ou Dalloz) privilégient des initiations d’une heure ou deux en ligne… Autre format, le Legal design sprint invite les avocats, notaires, juristes… à se former lors d’un design sprint d’une journée organisé dans plusieurs villes de France.
Les plus motivés se tournent vers des parcours proposés par des experts de l’UX et du design comme le Laptop. Quant aux formations initiales en droit, plusieurs d’entre elles intègrent des modules dédiés au sujet et l’université de Montpellier a créé le premier Diplôme Universitaire en Legal Design en Europe.
Même tendance pour les évènements : lors des derniers RDV français de la transformation du droit en 2022, les 12 (!) conférences consacrées au Legal design – et uniquement celles-ci – affichaient “complet” très tôt. Si la France s’y met, la pratique est d’ores-et-déjà plus mature ailleurs, aux États-Unis, au Canada ou en Europe du Nord. La dernière édition du Legal Design Summit a rassemblé à Helsinki plus de 600 experts représentant 30 nationalités ; la prochaine aura lieu en automne 2023. À l’initiative de cet événement international depuis 2017, les pionnières Henna Tolvanen et Nina Toivonen ont aussi créé le Legal Design Podcast, qui compte déjà 50 épisodes à son actif.
Pourquoi un tel engouement ? La transformation digitale bien sûr, avec sa redistribution des pouvoirs au profit des utilisateurs et ses exigences de simplification. Au Legal Design, la noble tâche de “nous rendre tous acteurs de nos contrats plutôt que juste signataires et parfois victimes” espère Rachel Donnat, Directrice pédagogique du Laptop. Développées par de nombreuses startups, les Legal tech, ces solutions de dématérialisation des services juridiques, bousculent les façons de travailler et impliquent une démarche UX pour prendre en compte les besoins métiers dès l’amont.
Cette volonté de changer de prisme et de mode opératoire a conduit nos deux intervenantes à entreprendre des formations continues dédiées à l’innovation. Puis à se dédier au legal design pour l’une et à l’intégrer dans la pratique de la direction juridique d’un grand groupe pour l’autre. Toutes deux sont passionnées et prolixes lorsqu’elles en expliquent les bénéfices, à commencer par une gestion des risques optimisée au cœur des enjeux juridiques. Appliqué aux lourds processus contractuels B to B, le legal design réduit aussi la charge (tant pour les juristes que pour les opérationnels) et les temps de négociation, deux facteurs de performance majeurs. Parmi les acteurs en avance de phase, Caroline et Émilie saluent le gouvernement britannique, qui a simplifié son processus de commande publique – le processus est décrit en détail ici – pour l’ouvrir largement aux PME, avec des résultats significatifs.
Le legal design renforce également la transparence et la confiance, un avantage concurrentiel important, autant en B to B qu’en B to C. L’application de banque en ligne Shine a ainsi rendu ses CGU “claires et compréhensibles pour tous” grâce à un encadré “En clair” pour chaque clause. Autre avantage : la démarche legal UX facilite l’appropriation par tous, donc favorise l’application effective des textes, notamment en matière de compliance.
Au sein du géant de l’aéronautique, Airbus Upnext fonctionne comme une startup pour “propulser les ruptures technologiques” : Émilie raconte comment les méthodes de design UX renforcent l’autonomie des opérationnels tout en valorisant davantage le travail juridique : “À quoi bon travailler sur un contrat que personne ne lit ? ” En sortant le juridique de l’entre-soi, le design lui offre un rôle stratégique au-delà de la fonction support. Caroline met en avant une vision “préventive et proactive” qui limite les risques en amont. De quoi redonner du sens au métier de juriste : précieux !
Le legal design, c’est avant tout… du design ! Une approche centrée utilisateurs avec une phase de recherche exploratoire incontournable, une démarche collaborative en équipe pluridisciplinaire, des prototypes testés de façon itérative. Si l’on utilise les mêmes outils – Customer journey, Expérience map, Service blueprint… – certains pans du design sont plus sollicités que d’autres. C’est le cas du design d’information qui, loin de consister à “faire joli”, conduit à [re]penser l’architecture, l’articulation et la présentation de l’information selon la logique des utilisateurs, que ce soit sous une forme visuelle ou textuelle.
Cartes, diagrammes, chronologies… Selon Caroline, la data visualisation constitue une porte d’entrée vers le legal design autant qu’une compétence majeure pour représenter des données complexes. Parfaitement en phase avec cette vision, le laptop a proposé une masterclass sur le sujet, conçue et animée par Paul Kanh, architecte de l’information internationalement reconnu. Deux jours pour appréhender cette discipline et apprendre à identifier les stratégies visuelles et les représentations adaptées à des contextes et objectifs précis.
Durant le Slash Design, Caroline a expliqué comment, au sein du groupe Atos, la visualisation des productions des juristes sous forme de graphes en araignée permet d’accéder facilement à l’information essentielle des contrats complexes. Dans un tout autre univers, un rapport de recherche de l’IMSIC présente la jurisprudence de la Cour de cassation sous forme de visualisations interactives : 150 000 arrêts traités grâce à des technologies d’analyse de réseaux avancées pour mettre en lumière l’hyperstructure et les interconnexions. Le rapport se penche aussi sur l’histoire de la visualisation des données en droit, avec des exemples remontant… au XIIIè siècle !
Autre pan du content design plébiscité par nos intervenantes : le langage clair. Face aux Nonobstant, irréfragable, dépens, débouté, irrépétible, etc. qui truffent les phrases fleuves des textes juridiques, ce petit cousin francophone du Plain english a fort à faire : produire des textes limpides, donc facilement appropriables par les utilisateurs opérationnels. Temps de lecture divisé par deux, meilleure identification du message principal, mémorisation renforcée, confiance accrue … cette technique a vu son efficacité confirmée par une étude Labrador translations /BVA .
Les bonnes pratiques rédactionnelles du langage clair rejoignent pour beaucoup celles préconisées en UX Writing, cette branche de l’UX Design qui s’attache aux mots des interfaces. Ellesportent principalement sur :
Le tout, bien entendu, en conservant le sens et la portée ! Rendre intelligible sans déformer, simplifier sans dénaturer, clarifier sans sacrifier les exigences de rigueur et de précision : un vrai défi pour les juristes, qui nécessite de maîtriser parfaitement son sujet, mais aussi de s’adjoindre l’expertise d’un ou une UX Writer.
Une décennie après le plan Plain Writing Act qui impose aux agences fédérales américaines de communiquer clairement, le Parlement européen déploie depuis 2019 le programme “Langage des citoyens” porté par une direction dédiée. La même année en France, la Cour de cassation et le Conseil d’État ont adopté de nouvelles règles de rédaction. Fini le jargon injustifié, les innombrables attendus que et les phrases interminables ! Bienvenue au style direct, aux arrêts structurés, aux listes à puces ou numérotées : une petite révolution !
Émilie et Caroline sont également d’accord sur le rôle clé du design de service pour ces nouvelles approches. Les Legal Designers ne font pas la loi, loin de là 😉 Ils co-créent, avec les utilisateurs, les juristes et les multiples parties prenantes. Au cœur d’innombrables interactions, les impacts du droit sont déterminants, complexes, protéiformes… d’où la nécessité d’adopter une approche transverse et globale. Une dimension systémique soulignée par Caroline dont l’un des projets s’attache à identifier “les externalités négatives relatives à la production juridique” au sein du groupe Atos.
Des processus à l’organisation, il n’y a qu’un pas ! Au sein des cabinets d’avocats ou des directions juridiques, l’adoption des legal tech nécessite de réfléchir aux pratiques et aux besoins avant de choisir l’outil, “sinon ça ne marche pas” ! La mise à plat des process remet en cause beaucoup de choses. Bousculant les modes de fonctionnement, le legal design incite parfois au corporate hacking, avec le besoin induit de gérer les résistances au changement : autant de challenges à surmonter pour Caroline et Émilie, généreuses de conseils en la matière.
Extension du champ d’action du design loin des objets physiques ou des seules interfaces numériques, le legal design ne fait que commencer ! Comme tous les domaines en effervescence, il draine son lot de bullshit et d’intrus dont certains le réduisent à une jolie présentation. Pourtant, de nombreux juristes s’initient au design thinking et s’engagent, curieux, ouverts, déterminés à réunir le meilleur des deux mondes. Quelle que soit la qualité des formations courtes suivies, ils ont besoin d’experts en design et en UX. Parmi les challenges à relever, Caroline cite d’ailleurs “intéresser les designers ! ”. Alors, fans de la différence, explorateurs d’autres univers, défricheurs de terrains lointains… à bon entendeur !
Muriel Gani pour Le Laptop
>> Pour regarder ou écouter l’épisode en entier
>> Nos invitées, expertes en legal design
Caroline Cottaz Cordier Directrice Adjointe au sein de la direction juridique du groupe Atos
Emilie Lorblanchet Ongaro, Consultante en Legal User Experience LUX
>> Tous les épisodes de Slash Design, l’émission imaginée par Le Laptop et réalisée par le Studio Belle Écoute pour questionner les nouveaux champs du Design
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Astrid Kohlmeier, Meera Klemola, 2021
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