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Pauline Thomas : “Un jour, on ne parlera plus d’UX !”
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Le Laptop

Alors qu’elle sort son livre “Le Design Sprint en pratique”, Pauline Thomas revient sur le rôle du design en entreprise, les débuts du Design Sprint avec Google, son parcours et son processus créatif.

 

“Ah, mais je dois parler de tout ?” demande Pauline dans un rire alors que je lui demande de revenir sur son parcours et les débuts du Design. Son livre, Design Sprint en pratique, est pourtant le fruit de toute son expérience : en France et à l’étranger, en poste et freelance, puis cheffe d’entreprise avec le Laptop. 

Pauline Thomas by Marion Stalens

 

Depuis combien de temps travailles-tu dans le grand monde du Design ? 

J’ai commencé en 2002, quand j’ai été formée aux Gobelins, en conception-réalisation multimédia. Je l’ai fait en apprentissage, dans une équipe où je concevais avec des développeurs et travaillais avec des artistes, déjà !  

Une fois que j’ai fini les Gobelins, le web commençait à s’installer davantage et j’ai fait un stage à l’INA où j’ai conçu le site du CE, qui est vite devenu un projet énorme, parce que toute l’entreprise se connectait dessus ! On a eu un petit succès en interne, le menu de la cantine était génial ! (rires). C’est comme ça que j’ai eu la chance de travailler sur le site “Archives pour tous”, où on diffusait toutes les archives de l’INA au grand public, donc avec de vrais enjeux de service public, d’accessibilité… Après, c’est devenu quelque chose de très complexe parce que très politique, entre la com, l’éditorial, le marketing… je me suis retrouvée à me balancer entre toutes ces directions. 

À la suite de tout ça, je suis partie en Angleterre pour apprendre vraiment le métier. À l’époque, l’appellation “UX” n’existait pas du tout, c’était “Visual designer” ou “Concept Designer”, “Interaction designer, “Information Designer”… J’ai eu plein de rôles ! 

C’est une fois rentrée en France que je suis devenue une des premières UX : à l’époque, on était une dizaine ! D’abord en freelance, puis chez Adobe en tant qu’UX Engineer. À ce stade et dans cette organisation, mon travail comportait beaucoup d’évangélisation en plus de la conception. Tout s’est enchaîné en parallèle : j’ai créé le Laptop et commencé à former des gens… Puis j’ai été approchée par Google et formée au Design Sprint. 

 

On va y revenir, mais tu voyais déjà de grosses différences dans les visions du Design entre la France et d’autres pays plus matures  ?

En France, la conception c’est “une personne”, un génie, un artiste, quelqu’un qui a la bonne idée. Mais ce qui m’embêtait beaucoup là-dedans, c’est que, si ça peut fonctionner lorsque l’on est dans une agence qui affirme une certaine vision (tant qu’elle est testée et validée par le terrain, bien sûr), en entreprise, ça n’est pas du tout possible ! Ça crée des problèmes, des dissonances, des luttes de pouvoir… J’avais quitté la France en me disant que ça ne pouvait pas être comme ça partout ! Et au Royaume-Uni, j’ai vu que ce rôle avait plus de poids, qu’il y avait moins de hiérarchie et de questions d’ego dans la conception. 

L’arrivée des fameux millenials qui cassent tout (rires), y compris les codes en entreprise, et des start-up innovantes a commencé à faire beaucoup bouger les choses,  démontrant que l’on pouvait faire émerger des idées innovantes et pertinentes en travaillant différemment. Quand je suis rentrée en France en 2015 pour développer les formations en Design, ça n’était plus qu’une histoire de “happy few”, il y avait déjà de la demande, on commençait à parler de cette façon de faire et de penser, même dans les  grandes entreprises. 

 

Et le Design Sprint, dans tout ça ? 

Chez Adobe, on travaillait déjà sur des projets en Sprints agiles (NDLR : des méthodes de conduite de projet) et on évangélisait cette nouvelle façon de voir et de concevoir le Design en entreprise. On voulait bien prouver que l’on n’était pas juste là pour faire joli et produire des maquettes, mais pour susciter la discussion. Notre travail, c’était de créer une méthode pour faire travailler les gens ensemble : le business, la tech et nous. À l’époque, j’appelais ça l’UX Sprint : des méthodes de Design de Service (NDLR : conception de services innovants centrés utilisateur) qui avaient pour but de couvrir toute la conception. Mais on voyait bien avec mon boss, Sam, que ce process bien que compris ne remplissait pas le besoin maladif du business : des réponses éclairées, précises et rapides ! L’UX Sprint prenait presque 3 semaines, il fallait absolument raccourcir pour avoir une chance de nous hisser à la table des décideurs. 

 

Et c’est là qu’est apparu Google dans ta vie ?

Oui ! J’ai eu la chance d’être contactée par Google qui cherchait à renforcer leur communauté GDG (Google Developers Experts) avec des leaders de communautés dans le Design à l’international. J’ai donc été formée avec d’autres professionnels du monde entier à la méthode Google Design Sprint à Mountain View. Là, je me suis dit : une semaine, ça va vraiment plaire au business. Il fallait absolument l’appliquer, cette méthode ! 

 

Ton premier Design Sprint, il a ressemblé à quoi ? 

Notre formation chez Google était très brève, à peine deux jours. Dès le premier Sprint que j’ai dû appliquer pour valider le certificat Google, une fois rentrée en France, je me suis rendue compte, comme d’autres, qu’il nous manquait plein de paramètres, plein d’informations pour avancer correctement. Mon sujet a changé au dernier moment (mais, bonne nouvelle, même sans préparation, les méthodes tiennent), j’étais seule facilitatrice pour 25 personnes… J’ai eu de la chance, j’étais avec une équipe super motivée. Mais j’étais stressée ! On était vraiment jeté dans le grand bain. 

 

Tu as vu cette discipline évoluer depuis ses débuts ? 

Le seul truc qui m’a toujours un peu gênée c’est cette volonté de toujours coller le plus possible à la vision “originelle” de Jake Knapp. Je n’ai jamais compris comment le modèle de simplicité ne pouvait pas éprouver ses limites rapidement ! Au contraire, j’avais commencé à l’adapter de mon côté, le plus possible, à mon contexte. Les projets sont tous différents, les problématiques aussi… 

D’autres acteurs comme AJ&Smart l’ont aussi assez vite adapté : eux comme moi, constatant que 5 jours c’était beaucoup trop, nous avons testé des modèles en 4 jours. Nous suivons en fait tous un peu les mêmes évolutions. 

Beaucoup d‘agences notamment adaptent à l’heure actuelle le Sprint pour leurs clients, et s’en excusent un peu “Oui, on ne fait pas le vrai Design Sprint…”  : c’est trop bête ! C’est très bien, au contraire d’adapter ce format, il faut le faire coller aux problématiques. 

Tous les ans, Google invite les Sprint Masters les plus actifs à la Sprint Conf à SF pour parler des évolutions du Sprint, de la place stratégique du Design dans les organisations. Par exemple, j’avais partagé notre modèle d’organisation de nos Sprints for Good à SF, mais j’ai rencontré le formidable Daniel Stillman, Steph Cruchon, les audacieux A&J Smart, les brillants Design Sprint Academy, l’indépendant Daniel Ferguson… et bien d’autres acteurs avec qui nous échangeons et tentons de collaborer ! En 2019, nous avions accueilli à Laptop la conférence Sprint I/O, organisée pour la communauté francophone. C’est un échange de bonnes pratiques, et c’est intéressant pour continuer à faire évoluer ce modèle qui s’entrechoque avec la culture agile.

Les alumni Laptop

 

En quoi ta vision du Design Sprint s’éloigne-t-elle vraiment de celle de Google maintenant ? 

Google n’a cessé de plaider pour la flexibilité, vous retrouverez aussi chez eux, des Design Sprint Stratégie, Vision, Produit… C’est plutôt le modèle 5 jours que j’ai dû adapter même si je le trouve idéal dans un monde idéal !

Il y a quatre points principaux, pour nous à Laptop, qui changent vraiment : 

  • La continuité des 5 jours, impossible à tenir en entreprise ! Je le découpe sans problème et je préfère adresser le Sprint à différents moments du projet (cadrage, prototypage, déploiement) pour mieux le coller aux temporalités des commanditaires. 
  • Les interviews en première journée qui créent l’attention et la richesse dans la problématique. 
  • Le facilitateur : il a plus d’importance pour nous  car il encourage davantage la discussion et les échanges. Il utilise ponctuellement le dot voting (NDLR : le vote par gommettes) pour créer des pauses de discussions visuelles justement ! 
  • La priorisation et la connexion avec le sprint de développement, importantes pour créer le lien et passer la main à d’autres équipes, qui ne sont pas incluses dans le Sprint à la Google. 

 

C’est comme ça qu’a émergé l’idée du livre ? 

En fait, Laptop, avant d’être un espace, c’était un livre ! À la base, c’était ça mon projet. Mais sur le moment, je me suis dit que je n’avais pas assez d’expérience ! (rires) 

En 2016, j’ai vraiment commencé à y réfléchir. J’avais travaillé sur le “xyz of ux”, où j’imaginais les trois dimensions de l’UX (voir schéma), et j’avais listé tous les éléments intéressants à traiter pour faire communiquer et converger les univers agiles et design. Ça parlait de design systems, de workshops, de services, de stratégies, d’OKR… C’est devenu un timide blog sur Medium, et de fil en aiguille j’ai rencontré Eyrolles qui m’ont approchée pour écrire un livre. Et je me suis rendue compte que ce que je maîtrisais le plus c’était le Design Sprint.  J’avais mon sujet ! Je leur ai proposé un synopsis, un titre… et je me suis lancée… au bout d’un an (rires). Je n’avais pas du tout le temps d’organiser ma pensée, et encore moins pour  la pratique de l’écriture.  

 

Et la structure, tu l’avais déjà en tête ? 

Ce que je maîtrisais le plus, c’était la première partie du livre, sur l’organisation, parce que je l’avais fait, fait et refait ! C’est la présentation de la méthode telle que je l’enseigne, les différents types de sprints, les arguments pour convaincre, les paramètres humains, logistiques, budgétaires… Cette première partie, c’est pour transmettre mes tricks pour découper les Sprints, d’évaluer leur durée souhaitable et leurs succès. 

La partie sur la facilitation, c’est quelque chose que je connaissais bien, mais ce sont vraiment les apports d’Alex Waltz, notre formateur sur ce sujet, qui m’ont permis de poser les bases de tout ça. Pour moi, cette partie assoit quelque chose de fondamental, c’est la position du Designer comme facilitateur d’ateliers, de sprints oui, mais aussi à un autre niveau plus large: dans le cadre du travail, des processus… En tant que grande introvertie, j’ai pensé qu’il était important d’écrire, en tant qu’UX, sur la transformation de posture nécessaire et possible !

La partie Actionner, ensuite, était essentielle à aborder, car très problématique pour les participants, parce que là pour le coup il n’y a pas de mode d’emploi, très peu documenté. Cette partie, pour moi, c’était aussi la plus complexe à écrire parce que je ne travaillais plus en entreprise depuis longtemps. Je pense que si j’avais continué à travailler chez Adobe, ç’aurait été plus simple, de l’observer en direct, de comprendre comment ça se faisait, de bien le tester. Mais j’échangeais très régulièrement sur ces sujets, avec nos clients, nos apprenants, avec des pros pendant les évènements Laptop, je retrouvais les même problèmes, doublé d’une connaissance de la méthode Agile très irrégulière, et utilisée de façon très différente selon les entreprises. Cette dernière partie pourrait être un livre en soi ! 

 

Tu es artiste, aussi. Cette facette t’a aidée dans ta pratique du design et pour écrire ce livre ? 

L’artiste c’est la base de ce que je suis, après il a bien fallu que je trouve un boulot pour manger et rester indépendante en fait (rires). Ce sont deux univers qui se retrouvent beaucoup plus qu’on peut le penser. Être designer, c’est vouloir toucher instantanément les gens dans leurs attentes et problèmes avec une solution qui a la bonne forme.  L’artiste est sur la même longueur d’onde, il veut aussi toucher instantanément, il cherche à créer la conversation.

Les méthodes de design, je les utilise dans ma vie d’artiste et vice versa. J’ai en général peu de temps pour être dans mon atelier. J’ai deux heures par-ci, cinq heures par-là, et quelques très très rares semaines à y consacrer. Par exemple, j’utilise beaucoup le diagramme d’affinité pour structurer mes idées, faire avancer ma recherche, identifier mes thématiques… dans un temps court ! Et c’est une méthode à laquelle j’ai formé des étudiants de l’École Nationale Supérieure de la Photographie en Arles et ça marche vraiment ! J’adorerais pouvoir développer ces méthodes encore plus, pour aider les artistes à structurer leur pensée. Tant qu’on s’adresse à des êtres humains, il faut structurer, il y a une forme et un fond, ça s’adresse aux mêmes enjeux, aussi. 

 

Le Design, tu le vois évoluer comment, dans le futur ? 

Un jour, on ne parlera plus d’UX ! Ça devrait être normal de s’adresser aux gens. J’espère qu’on sera vraiment intégrés aux sprints des développeurs, qu’on deviendra une méthode par défaut. J’aimerais que les designers aient une vraie vision business, mais aussi tech… Il faut que les gens se parlent, qu’ils aient les mêmes perspectives. 

Ça prend du temps, il faut intégrer les designers peu à peu, ils sont de plus en plus acceptés et vus comme essentiels mais cela reste  une question de culture : on se parle encore trop peu, il faut réussir à créer ces nouveaux rituels. Pour moi, le Design Ops (NDLR : ou la gestion optimisée des processus de design) est un véritable sujet du moment, qui ne peut arriver que maintenant que nous sommes capables d’entendre que tout le monde a besoin des designers, avant ça n’était pas possible. 

Ça pourrait changer dès l’école, en acceptant des profils très différents, ou, si dans la culture d’entreprise l’acculturation de chacun était plus ouverte, les managers formés à la technique de la même façon qu’ils sont formés à l’heure actuelle en design thinking. Pour moi, le designer est le macro facilitateur de tous ces processus. Ce rôle doit, du coup être beaucoup plus systémique, une part de l’écosystème. Il y a des transitions, des ponts qui se font avec les RH par exemple, et ça c’est vraiment intéressant, il y a plein de choses à faire ! 

 

C’est quoi, alors, ta plus grande fierté ? Ce livre ?

Je l’aime bien, ce livre, même si on peut toujours s’améliorer, et que j’ai déjà envie de faire d’autres choses. Mais le Laptop, c’est pas mal comme projet, quand même ! (rires) Aujourd’hui il y a beaucoup de monde qui traverse cet univers Laptop, qui aiment, que ça aide… Et même des gens que je ne connais pas ! L’équipe qui s’élargit, c’est une grosse motivation au quotidien. Je suis très contente de réussir à développer cet univers sans m’user et en laissant du temps à ma pratique artistique. C’est un outil de rencontres unique et incroyable. 

 

Le Design Sprint en pratique, par Pauline Thomas, est disponible à la vente sur Eyrolles, à la FNAC et sur Amazon.  

Voir le sommaire et des extraits.

design sprint en pratique par pauline thomas

Propos recueillis par Kassandra Delibie

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